L'Ukraine, une puissance nucléaire à haut risque
LE MONDE
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Par Pierre Le Hir
L'incident qui s'est produit vendredi 28 novembre dans la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporijia, dans le sud-est du pays, et qui n'a été révélé par les autorités que mercredi 3 décembre, n'est source d'« aucune menace »,
a affirmé le ministre ukrainien de l'énergie, Volodymyr Demtchichine.
Il s'agirait d'un court-circuit dans le système électrique du réacteur 3
de la centrale, qui n'a pas affecté le réacteur lui-même et n'a donc
entraîné aucun rejet radioactif. Des informations confirmées par Michel
Chouha, expert à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire
français (IRSN), qui écarte lui aussi tout danger de contamination
radioactive.
Cet incident n'en met pas moins un coup de
projecteur sur la question de la sûreté nucléaire en Ukraine. Outre la
centrale de Tchernobyl – à l'origine, le 26 avril 1986, de la plus grande catastrophe de l'histoire du nucléaire civil et
dont le dernier des quatre réacteurs a été définitivement arrêté en
2000 –, le pays possède quatre autres sites atomiques : Rovno et
Khmelnitski au nord-ouest, Ukraine-sud au centre et Zaporijia au
sud-est. Ils totalisent 15 réacteurs d'une puissance cumulée de
13 gigawatts, qui assurent près de la moitié de la production
d'électricité nationale (46 % en 2012).
DOUBLE MENACE
Or, la crise actuelle entre l'Ukraine et la Russie constitue une
menace pour la sûreté de ces installations. Une double menace même. La
première est liée aux tensions avec les séparatistes prorusses. La
seconde – et la plus sérieuse – à la très forte dépendance de Kiev
vis-à-vis de Moscou, pour la fourniture du combustible et des composants
de ses réacteurs, autrement dit, leur bon fonctionnement.
Le premier risque, c'est que l'un de ces sites soit accidentellement
touché par un engin militaire, obus ou roquette, sans même envisager une
attaque terroriste délibérée. La simple destruction du réseau
électrique extérieur, ou celle des générateurs de secours, mettrait à
mal le refroidissement des cœurs des réacteurs, conduisant alors
potentiellement à un accident majeur du type de celui de Fukushima au
Japon.
ZONE CONFLICTUELLE
Ce scénario, s'il n'est guère vraisemblable, ne peut être totalement
exclu. En avril, des experts de l'OTAN s'étaient rendus sur place, afin,
a rapporté un responsable de l'Alliance atlantique à l'agence Reuters, de «
conseiller les autorités ukrainiennes sur les plans de secours et les
mesures de sûreté dans le contexte de possibles menaces sur les
infrastructures énergétiques critiques ». Cela, même si l'Autorité de sûreté nucléaire française (ASN) indique que, selon son homologue ukrainien, «
la production nucléaire n'est pas affectée par les événements du point
de vue de la sûreté ou de la protection physique des sites ».
La centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d'Europe, avec six
réacteurs, est à cet égard la plus exposée, car proche de la région
orientale du Donbass. Une zone où la situation reste très conflictuelle.
Le cessez-le-feu signé le 5 septembre entre Kiev et les rebelles
prorusses n'a pas empêché la poursuite des combats, notamment dans la
principale ville, Donetsk. Et le nouveau cessez-le feu, qui doit entrer
en vigueur vendredi 5 décembre, ne suffit pas à dissiper les craintes.
« Le risque n'existe pas seulement pour Zaporijia, mais pour toutes les centrales »,
estime du reste Jan Haverkamp, consultant sur les questions nucléaires
pour Greenpeace International, basé à Gdansk (Pologne). « En août, ajoute-t-il,
les autorités ukrainiennes ont autorisé, sur leur territoire, un
transport de combustibles usés entre la Hongrie et la Russie, ce qui
était inacceptable en temps de guerre. »
TRIBUTAIRE DE LA RUSSIE
Mais, davantage que d'un sabotage ou d'une frappe hypothétiques, le
danger principal vient des centrales ukrainiennes elles-mêmes. « Leurs 15 réacteurs sont de conception soviétique, explique Michel Chouha. Leur exploitation reste tributaire du combustible et des pièces que la Russie livre à leur opérateur, Energoatom [Compagnie nationale de production d'énergie nucléaire d'Ukraine, entreprise d'Etat].
Si le conflit venait à se durcir entre les deux pays, les relations
entre le constructeur et l'exploitant pourraient être coupées, ce qui
serait préjudiciable à la sûreté. » En cas de défaillance d'une
pompe, d'une soupape ou d'un générateur de vapeur, l'exploitant se
retrouverait alors en panne de pièces détachées, du moins certifiées
conformes et dûment testées.
Or, les réacteurs ukrainiens, construits pour la plupart dans les
années 1970 et 1980, sont vieillissants. En outre, de type VVER
(caloporteur et modérateur eau), ils souffrent de faiblesses
structurelles, même si leur principe de fonctionnement est proche de
celui des réacteurs à eau pressurisée occidentaux et notamment français.
POINTS FAIBLES DE LA CONCEPTION
Des analyses génériques menées, après l'accident de Tchernobyl, par des experts internationaux, avaient pointé « la sûreté insuffisante » des centrales d'Europe de l'Est – dont celles de l'Ukraine –, et identifié plusieurs « points faibles de la conception initiale ». Pour les plus anciens, une « liste des accidents pris en compte incomplète », avec des calculs présentant « trop d'incertitudes », ainsi qu'« une protection médiocre contre les incendies ou l'inondation interne ». Pour les plus récents, « un manque de diversification des moyens de refroidissement des principales pompes, y compris de sauvegarde », et « une autonomie insuffisante de la source de refroidissement ultime en cas d'accident ».
Cette vulnérabilité est d'autant plus préoccupante qu'avec la période
hivernale, l'Ukraine, dont certaines régions souffrent de coupures
d'électricité quotidiennes, doit utiliser son parc nucléaire au maximum
de ses capacités. « Une situation dans laquelle la sûreté nucléaire doit être au plus haut niveau », souligne Michel Chouha.
APPROVISIONNEMENT EN COMBUSTIBLE
Dans ce contexte, l'approvisionnement en combustible nucléaire pose
un problème crucial. Il est aujourd'hui fourni par la compagnie
moscovite TVEL, une des branches du consortium Atomenergoprom, qui
regroupe l'ensemble des acteurs de la filière atomique russe. Désireuse
de diversifier ses sources, l'Ukraine s'est tournée depuis quelques
années vers l'Américain Westinghouse, avec qui elle a conclu, en 2008,
un accord pour la fourniture d'assemblages d'uranium enrichi.
Mais des essais, menés dans la centrale d'Ukraine-sud, ont mal
tourné. Un document, daté du 13 octobre, de l'Association nucléaire
mondiale rapporte que les tests ont été « jugés infructueux ».
Ils auraient entraîné de lourdes pertes pour Energoatom, qui n'en a pas
moins décidé, en avril 2014, de prolonger jusqu'en 2020 son accord avec
Westinghouse. Cela, même si Energoatom a également annoncé, fin
novembre, la signature d'un nouveau contrat avec TVEL pour la fourniture
de combustible nucléaire sur la période 2015-2016.
RÉACTEURS PROLONGÉS DE VINGT ANS
Les médias russes citent, à l'envi, des experts et autres « vétérans du nucléaire civil » d'après lesquels le recours à des combustibles de fabrication américaine serait « une décision cynique et irresponsable », pouvant provoquer « une catastrophe comparable à celle de Tchernobyl ».
Sans doute ce discours alarmiste se nourrit-il de la crainte de la
Russie de voir son voisin s'émanciper de sa tutelle. Ce qui est sûr
néanmoins, commente Michel Chouha, c'est que les assemblages d'uranium
destinés aux réacteurs de conception soviétique ou à ceux de conception
occidentale ont des spécifications bien différentes. Et que passer des
uns aux autres exige « une procédure de qualification longue et rigoureuse ». D'où, à ses yeux, «
une source supplémentaire d'inquiétude, à moins que l'Ukraine n'apporte
la preuve d'une analyse de sûreté complète relative à l'utilisation du
nouveau combustible ».
Le gouvernement ukrainien a pourtant décidé de prolonger de vingt ans
la durée de vie de ses réacteurs, initialement conçus pour être
exploités pendant trente ans. En septembre, le premier ministre, Arseni
Iatseniouk, a confirmé la construction de deux nouvelles unités sur le
site de Khmelnitski.
Journaliste au Monde
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